Chapitre II
2e rendez-vous : 25 mai 2012
Là où se terminent les coïncidences et où commencent les concordances…
« Sachez qu’il y aura des hasards qui auront le goût de destin. »
Mes enfants, Grégoire
« C’est l’imprévu que j’espère, et lui seul. Partout, toujours. Dans les plis d’une conversation, dans le gué d’un livre, dans les subtilités d’un ciel. Ce à quoi je ne m’attends pas, c’est cela que j’attends. »
Autoportrait au radiateur, Christian Bobin
Nous sommes vendredi. Dix-huit heures viennent tout juste de sonner au carillon de la cathédrale. C’est le signal ; Elya achève son heure d’aide aux devoirs et demande aux enfants de ranger leurs affaires. Quelques minutes plus tard et deux étages descendus -non sans mal en raison de cartables bien remplis pour les enfants et, en ce qui la concerne, de deux sacs ainsi que d’un panier bien lourds-, ils se retrouvent finalement en bas de l’imposant bâtiment, qui n’est rien d’autre qu’une école de coiffure, et dont la directrice de l’établissement met gracieusement à la disposition d’Elya une salle pour dispenser ses cours du soir. La raison de cet accueil généreux en ses murs ? Pour cette femme à l’exubérance aussi prononcée que sa philanthropie, c’est une occasion supplémentaire de faire une bonne action. Et si elle aime à se porter mécène de ce genre d’entreprise ayant pour but d’aider les enfants, c’est aussi et surtout parce que, selon elle, l’instruction est l’un des ressorts fondamentaux de l’ambition. Une ambition plus que nécessaire de nos jours si les jeunes veulent pouvoir accéder à des postes d’envergure et d’avenir, comme elle dit. Les deux femmes ont beau avoir deux visions diamétralement opposées de l’éducation, Elya lui est reconnaissante de rendre possible cet enseignement supplémentaire, qui plus est en plein cœur de ville, offrant un avantage de pleine accessibilité pour tous.
Il faut dire que pour Elya, être en contact avec les enfants est un pur bonheur. A l’origine, c’est même précisément cette candeur enfantine qui a suscité sa vocation. Bien sûr dans ce choix d’enseigner, il y a aussi l’envie de transmettre ce qu’elle a elle-même découvert dans le travail et grâce à lui : non seulement le goût d’apprendre et d’accroître ses facultés intellectuelles mais encore l’authentique satisfaction des efforts qui se voient un jour récompensés. Alors, même si faire la classe est un métier plus que chronophage et même si le grand groupe lui demande de plus en plus d’énergie au fil des années -les élèves d’aujourd’hui n’ayant rien à voir avec ceux d’hier ! -, pour elle, rien ne vaut de partager le monde frais et vrai de l’insouciance. Rester dans la curiosité et l’émerveillement, l’esprit toujours en quête de découverte, de création et d’amusement, telle pourrait être sa devise qui ne serait pas uniquement professionnelle. C’est pourquoi elle apprécie d’autant plus ce temps, en petit comité restreint d’enfants, où elle peut répondre aux besoins de chacun. C’est comme une parenthèse consolidante qu’elle peut ouvrir – avec cette touche réconfortante et motivante- propice à la différenciation. Une possibilité d’individualisation qui lui fait souvent défaut dans sa classe du fait des effectifs scolaires devenus trop importants. Elle en éprouve d’ailleurs beaucoup de frustration : en effet, elle ne sait comment un enseignant peut se satisfaire de savoir précisément ce dont un élève a besoin mais de ne pas pouvoir lui apporter ? De ce fait, elle saisit à sa juste valeur ce moment où les enfants sont plus calmes, autour d’elle, conscients de leur chance d’être accompagnés, voire demandeurs d’aide et désireux de comprendre. Elle y retrouve, avec joie, l’essence même de ce métier qu’elle a avant tout choisi parce qu’il correspond à un idéal qu’elle chérit : celui de donner du temps et du cœur pour accompagner des êtres en devenir, pour les aider à accéder aux clés de la liberté intellectuelle qui représente pour elle la plus grande liberté qui soit puisque seul le libre arbitre est capable de nous rendre acteur de nos vies.
18h07. Elya ouvre la porte qui donne sur la rue, laisse passer les enfants puis referme précautionneusement à clef comme il lui a été demandé. Ce n’est qu’une fois la tâche accomplie qu’elle se retourne pour vérifier que le demi-cercle habituel formé par les parents autour de l’entrée est bien là. Oui, ils sont bien là, souriants, certainement soulagés d’être délestés d’une grande partie de ces maudits devoirs si souvent porteurs de houle à la maison ; soulagés donc et prêts à récupérer leur progéniture, « ses petits protégés » comme la maîtresse aime à les appeler. Un petit compte-rendu aux familles s’impose cependant ; Elya, compréhensive, s’y plie de bonne grâce. Les enfants, eux, commencent à saturer et le font remarquer aux adultes en adoptant un comportement des plus étranges : saut à cloche-pied, lancer de balle imaginaire, affalement sur le trottoir… Chacun y va de sa technique ! Après un échange -aussi bref que possible- car oui, la journée a été bien longue pour tous, Elya se dirige enfin, un peu lasse mais par-dessus tout contente d’avoir pu se rendre utile, vers l’école où elle doit encore laisser à l’accueil deux des enfants de son groupe dont les horaires de travail des parents sont plus tardifs que les autres. Elle ne rechigne pas à reconduire ces petits derniers à leur école car finir tard, elle sait ce que c’est. Bruno, son compagnon, lui-même revient souvent du poste qu’il occupe à l’hôpital à des heures indues; c’est donc à elle que revient la tâche tous les soirs d’aller ensuite chercher leur fille chez la nounou. Elya se dit qu’elle enchaîne des journées non stop auprès des enfants mais elle ne s’en plaint pas car, au fond, ça lui va bien.
Elle n’a pas fait plus de dix pas, qu’elle entend derrière elle une voix enfantine et flûtée se détacher. Une voix tout-à-fait familière :« MaîtreSSSSSeeeuu !!! ». L’intonation enjouée et appuyée est parfaitement reconnaissable ; ce mot résume tant de choses pour les enfants ! Elle est toujours étonnée et attendrie de constater que ses élèves peuvent le dire ou le crier autant de fois qu’ils la voient dans la journée, sans même s’en rendre compte. C’est pourtant tout-à fait normal, elle le sait, c’est leur façon à eux d’obtenir toute son attention, ce mot, dans leur langage, veut dire « Hé, regarde-moi, je suis là !». Évidemment qu’ils ont besoin de cette attention-là pour pousser, comme les plantes s’épanouissent grâce à l’eau et à la lumière qu’elles reçoivent.
Elle se retourne et aperçoit Sarah qui lui sourit de loin. Mais ce n’est pas tout, car elle n’est pas seule… Marine est là également, ainsi qu’Estevan… Et tout ce beau petit monde, enlacé dans les bras protecteurs paternels, se dirige vers elle, à grands pas, pour la rejoindre. Tandis que leurs silhouettes se rapprochent, trois paires de beaux yeux bleus se braquent sur elle ; une timidité fugace la traverse alors, de façon étrange, à la vision de celui, heureux, qui se trouve au milieu. Inconsciemment, elle porte un coup d’œil rapide sur sa tenue du jour et cela la rassure un peu : elle se dit qu’elle a été bien inspirée ce matin de revêtir l’une de ses robes favorites. C’est stupide mais ce détail l’aide à prendre confiance en elle. A moins que ce ne soit l’envie de paraître à son avantage. Assez curieuse cette envie d’ailleurs… Ce n’est certes pas le moment de s’y appesantir mais peut-être faudra-t-il qu’elle élucide ce point-là quand même, un peu plus tard…
– Bonjour…, vous allez bien ? lance-t-il tout sourire en arrivant à sa hauteur pour s’emparer de sa main et la serrer avec chaleur. Et dans un élan vrai, – l’espace d’une seconde- sa deuxième main vient renforcer cette poignée en la recouvrant.
– Oui, merci, a-t-elle tout juste le temps de répondre avant d’être coupée par l’enthousiasme débordant d’une Sarah toujours expansive :
– Bonjour Maîtresse ! articule celle-ci plus que réjouie d’être l’auteur et la vedette de cette rencontre inattendue.
– Oui, bonjour Sarah, c’est vrai que ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas vu, la taquine-t-elle gentiment.
La petite a ce sourire de connivence qui montre que l’humour ne lui a pas échappé. Elle se tait, visiblement satisfaite d’avoir obtenu l’attention qu’elle souhaitait et resserre davantage l’étreinte de ses petits bras autour de la taille de son père. Et elle a cette façon espiègle et ostentatoire de le faire, comme pour donner à voir tout son bonheur et surtout pour y croire elle-même par la même occasion ! Ce débordement d’affection semble tout naturel à Elya qui sait que Sarah ne voit que rarement son père. Non seulement en raison de la distance qui les sépare (300 km et une chaîne de montagne !) mais aussi à cause d’un jugement plus qu’inepte qui ne les autorise à se voir que le dernier week-end du mois ainsi qu’une semaine pendant les vacances.
Toujours soucieuse de répartir son attention équitablement, Elya se tourne alors vers l’aînée pour demander :
– Bonjour Marine, alors tes examens ? Tout s’est bien passé ?
Prise de court par la question, la jeune fille bredouille. Son père vole à son secours :
– Oui, Marine, tes partiels voyons !
– Ah oui bien sûr, eh bien je suis contente et je pense avoir réussi. Enfin, on verra bien !
– Si elle est prise dans une des trois académies où elle s’est présentée elle pourra s’orienter vers ce qu’elle souhaite et devenir infirmière, enchaîne son père avec une fierté non dissimulée.
– Il me faudra d’abord présenter le concours, renchérit sa fille et le sourire radieux qui accompagne ses mots laisse entrevoir tous les espoirs qu’elle place dans ce projet.
– C’est formidable, je suis contente que tu aies trouvé ta voie ! dit Elya, sincèrement ravie. Puis son visage prend un air plus sérieux et les mots qui suivent seront à l’intention d’Estevan cette fois :
– Je vais vous envoyer les bulletins scolaires de Sarah sur l’adresse mail que vous m’avez communiqué l’autre jour. De cette façon, je serai sûre qu’ils vous parviendront.
– Oui, faites ainsi, c’est le mieux vraiment. Merci beaucoup d’y penser.
– C’est normal. Vous y avez droit !
C’est à son tour d’orienter le sujet de la conversation :
– On se reverra certainement au spectacle de fin d’année ? N’est-ce pas ? s’enquit-il avec ce qu’Elya perçoit être comme un brin d’espoir. Enfin, si c’est un vendredi bien sûr…
– Non, c’est un mercredi cette année… Il aura lieu comme l’année dernière à La Grainerie, vous savez, la salle des fêtes de Balma ?
– Non je ne connais pas cette salle… Ses traits se crispent subrepticement. Mais cela n’a pas d’importance car si c’est un mercredi, il ne me sera pas possible d’être là….
Elya ne se démonte pas et annonce l’échéance suivante.
– Mais pour clôturer l’année, le 29 juin, il y aura aussi le concert de la chorale à l’école qui sera suivi d’une « auberge espagnole » …. Et là, ce sera un vendredi !
– Alors là ça change tout ! Nous pourrons donc nous voir à ce moment-là, rétorque-t-il d’un ton soudain ragaillardi. Car je viendrai chercher Sarah ce jour-là…
Cette dernière, visiblement sur son nuage, sourit pourtant à l’évocation de son prénom.
Bien qu’ils attendent poliment, Elya perçoit de l’impatience chez les deux petits élèves qu’elle doit encore ramener à l’école. Ne voulant pas les faire attendre davantage -mignons comme ils sont- Elya se met en devoir d’abréger la conversation.
– A bientôt alors… lance-t-elle sans préambule et en guise au d’aurevoir.
– Oui, à très bientôt, abonde Estevan sans oser reprendre sa main mais avec un transport qu’Elya trouve terriblement contagieux. Puis, il resserre davantage ses bras autour de ses deux filles et reprend sa marche tandis qu’un sourire béat s’étale à nouveau sur ses lèvres.
– Au-revoir Maîtresse !
– A lundi Sarah !
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Ne reste pas seul, Calogero