Plonger dans l’AprèsÂ
Les voilĂ rendus si vite aux portes du moment fatidique. Un attroupement s’est formĂ© autour de Sarah dĂ©jĂ en pleurs. L’heure des aurevoirs a sonnĂ©, ses larmes qui coulent en sont pour Elya la preuve inĂ©luctable. Tout le monde s’empresse autour de l’enfant et chacun y va de son conseil ou de son petit commentaire qui se veulent compatissants sur la situation d’écartèlement qu’elle vit puisque son père, lui, vit ici et donc reste ici. Ce moment de se dire au revoir, elle l’a rejetĂ© le plus loin possible, elle ne s’y est jamais vraiment prĂ©parĂ©e. Et qui plus est, elle n’a jamais Ă©tĂ© douĂ©e pour cela. Tout ce monde agglutinĂ© autour d’Estevan et de Sarah accentue davantage encore le mal ĂŞtre d’Elya ; Ă tel point qu’en cet instant, la tristesse qu’elle ressent, vient dramatiquement Ă©galer la joie qu’elle a pu Ă©prouver au premier jour de leurs retrouvailles.
A ce moment-lĂ , je sais qu’il est hors de ma portĂ©e de pouvoir « faire les choses bien ». J’entends par lĂ rĂ©aliser des adieux Ă la hauteur de tous les beaux sentiments qui nous animent. Alors, je dĂ©cide brusquement de ne pas attendre plus. Tant que j’en ai le courage, je devance Jean-Luc –un peu cavalièrement ce qui ne me ressemble pas- pour me frayer un chemin vers Estevan. Regard timide et fuyant, je pose une main lĂ©gère sur son Ă©paule droite, l’embrasse en lui glissant un discret « merci pour votre aide… », et sans guère plus d’effusion, je monte directement dans le bus. PathĂ©tique. J’espère qu’il comprendra pourquoi je n’ai pas rĂ©ussi Ă faire autrement. Dans mon dos, je l’entends rĂ©pondre Ă Jean-Luc, et il me semble alors qu’il hausse intentionnellement la voix, comme s’il voulait articuler plus que de raison et ce afin que le son me parvienne… encore un peu me retienne :
– C’Ă©tait un beau sĂ©jour, on s’est vraiment rĂ©galĂ©s !
Son dernier message touche la tendre cible visĂ©e, c’est-Ă -dire m’atteint en plein cĹ“ur. A ses mots, preuve d’une belle gentillesse mĂ»rie, une dernière vague de chaleur m’envahit et je me retourne malgrĂ© moi, instinctivement, dans un ultime sursaut d’espoir, pour un dernier regard. Je croise le sien. Une fraction de seconde. Intense. Puis le vide. Immense…
Ne pas montrer. Ce sera mon nouvel objectif en sens inverse. Le mĂŞme que celui du premier jour finalement, Ă la diffĂ©rence cuisante que c’est ma tristesse qu’il me faut maintenant cacher et non plus ma joie.
Le car dĂ©marre. Je le vois restĂ© seul sur le chemin. Je le sais attristĂ© par le chagrin de sa fille. Cela double ma peine. Le dĂ©chirement que j’intĂ©riorise va en s’intensifiant. Jusqu’Ă former une grosse boule oppressante que je contiens dans ma poitrine. Tant bien que mal.
Nos yeux s’Ă©loignent. Cacher. Tout cacher. Le cĹ“ur qui commence doucement Ă s’effeuiller, en silence. Pure brisure. Brisure dure. Lambeau de cĹ“ur. CĹ“ur fendu. Perdre comme sa moitiĂ© sans pouvoir crier. Sans pouvoir s’Ă©treindre. Sans pouvoir se dire. Sans pouvoir entendre ces mots qui rendraient la sĂ©paration moins douloureuse. Juste savoir… qu’on a aimĂ© et qu’on va se manquer.
Mais c’Ă©tait la règle : on l’avait acceptĂ© depuis le dĂ©but en prĂ©parant et en attendant ce voyage. Quatre jours ne pouvaient ĂŞtre l’Ă©ternitĂ©. Alors, il me faut ravaler mes regrets sans broncher.
Son image s’Ă©loigne. Mais ne s’efface pas. Je dois le laisser. Comme tous mes rĂŞves. Au bord de la route.
Figueras s’Ă©loigne. Seulement gĂ©ographiquement parlant. Je ne le sais pas encore mais tous ces moments vĂ©cus lĂ -bas resteront toujours proches et intensĂ©ment prĂ©sents dans ma mĂ©moire. Comme si mon cĹ“ur en quelque sorte y Ă©tait restĂ©, ancrĂ©.
Je pense Ă Sarah. Je peux comprendre son chagrin. Je crois humblement que je suis bien la seule dans ce cas. Dans ce car.
Il faut dire que je ressens un lien particulier envers elle, un attachement qui me provient d’une gratitude infinie. Car je ne peux oublier que c’est grâce Ă elle que j’ai eu la chance de rencontrer Estevan un jour. C’est d’ailleurs pour cela- mais je ne le comprendrai que plus tard- que je la retrouverai parfois au dĂ©tour de mes rĂŞves, cette pĂ©tillante petite fille blonde. Au plus clair, comme au plus profond de mes songes, elle n’aura de cesse d’incarner ce merveilleux fil d’Ariane, mince et dĂ©licat, qui me relie Ă Estevan dans l’obscuritĂ© dormante.
Je dĂ©tache ma ceinture pour aller auprès d’elle. Maintenant, c’est possible. C’est ce moment-lĂ que je prĂ©fère choisir, plus authentique, plus confidentiel. Je la retrouve submergĂ©e par ses larmes, inconsolable.
J’accueille d’abord sa peine telle qu’elle est, c’est-Ă -dire comme l’expression d’une difficultĂ© Ă surmonter, « C’est normal que tu sois triste ». Cette Ă©tape est saine et me semble toujours indispensable si l’on veut vraiment aider quelqu’un. J’Ă©coute ce qu’elle peut me dire, je partage sa peine. A-t-elle besoin de plus ? Oui, car elle est petite et elle n’a pas encore toutes les ressources nĂ©cessaires pour avancer d’un pas sĂ»r, alors malgrĂ© le fait que je n’ai moi-mĂŞme trouvĂ© nul remède au mien de chagrin, je m’efforce de lui venir en aide. J’essaye de la raccrocher Ă un point joyeux Ă venir, un projet. « Ton papa, tu vas le revoir bientĂ´t, n’est-ce pas ?». Elle me regarde les yeux embuĂ©s, tout Ă©plorĂ©e et lâche dans un filet de voix « Je ne sais pas ». L’incertitude bien sĂ»r n’est pas la meilleure amie de l’espoir. Sa rĂ©ponse est dĂ©chirante Ă plus d’un titre. Je caresse sa joue mouillĂ©e. Que rajouter ? Je ne suis pas adepte du mensonge mais s’il peut rendre la vie plus douce, pourquoi pas ? « Tu verras, tu le retrouveras très vite ». Mon ton est tellement catĂ©gorique qu’elle Ă©carquille les yeux quelques secondes. C’est tout ce qu’elle a besoin de savoir.
D’ailleurs, je ne mens pas. Sarah le reverra bientĂ´t, je n’en doute pas. Moi non. Ou alors ce serait une autre histoire, Ă Ă©crire… Mais pour le moment, il me faut voir la rĂ©alitĂ© en face, cruelle, qui me dit que je ne le reverrai certainement plus.
Alors, je me sens soudain plus liĂ©e que jamais Ă cette petite fille ; sans doute parce que ses sanglots reprĂ©sentent la soupape symbolique de sĂ©curitĂ© Ă l’expression de mon propre chagrin. Sur ses frĂŞles Ă©paules repose -sans qu’elle le sache, ni personne d’ailleurs -une tristesse double. Cette Ă©chappatoire de larmes, ce tendre exutoire que je vis providentiellement par procuration me sauve d’une asphyxie totale.
Et je me prends Ă espĂ©rer que la rĂ©ciprocitĂ© -tant de fois rĂŞvĂ©e- ne soit finalement pas vraie, juste pour Ă©pargner Ă Estevan ne serait-ce que le dixième des affres d’un tel dĂ©sarroi.
Je retourne m’assoir. J’essaie de ne penser Ă rien. En vain. Mon sourire a disparu. Est-il restĂ© lĂ -bas aussi ? J’enserre mes mains entre elles -pli nocturne censĂ© m’apaiser- mais aujourd’hui rien n’y fait, j’aimerais tant que ce soit la sienne de main qui Ă©treigne la mienne ; j’imagine que par cette pression il me dirait d’être courageuse, alors je dois l’être.
Je me compose un visage d’indiffĂ©rence et cela me demande une force immense. Tel un miroir inversĂ©, j’arrive pourtant Ă l’exĂ©cuter de telle sorte qu’il soit l’antithèse criante de tout l’amour que je ressens. Je remercie cette capacitĂ© que j’ai, Ă l’âme bien chevillĂ©e, de savoir protĂ©ger tout ce que je chĂ©ris. Alors se creuse cet abĂ®me -oĂą je m’abĂ®me- qui vient sĂ©parer mon corps d’avec mon cĹ“ur. Est-ce pour cela que partout dans mon esprit la douleur irradie ? La dissonance est maximale.
Refouler, diffĂ©rer un chagrin, quoi de plus pathĂ©tique ? La dĂ©sillusion est tragique. Jamais Ă aucun moment de ma vie, je n’ai eu Ă taire avec autant de brisement mes sentiments.
Heureusement pour moi, je dispose d’une foi en la vie Ă toute Ă©preuve et, c’est peut-ĂŞtre assez naĂŻf de ma part, mais je ne peux me dĂ©faire de cette certitude qu’au bout de chaque tunnel traversĂ©, se trouve un soleil prĂŞt Ă resplendir. L’avenir me donnera-t-il raison ? Y aura-t-il un nouvel horizon prĂŞt Ă s’ouvrir pour moi, comme un juste retour des choses oĂą tout pourrait reprendre sa place et l’harmonie revenir me combler ?
Eh bien, oui et ce petit miracle a commencĂ© le jour mĂŞme oĂą la rudesse de son absence ne m’a pas laissĂ© d’autre choix que de prendre la plume pour attendre – Ă´ si peu- que ma main se rĂ©chauffe, s’Ă©chauffe sous les rayons d’une mise Ă distance Ă©clairante faisant que mes Ă©mois remontent, surgissent puis jaillissent en feux d’artifice, laissant la parole Ă des sentiments trop grands, trop puissants pour rester contenus dans un seul ĂŞtre alors que leur destin a finalement toujours Ă©tĂ© celui de prodiguer. Sur la page, je verrai, Ă©merveillĂ©e, s’Ă©taler : mes mots enfin libres de s’Ă©crire ou plutĂ´t de s’Ă©crier -seulement deux lettres changent ! – et je me regarderais subjuguĂ©e d'(ac)coucher sur papier de tant d’amour dĂ©sireux de s’encrer pour accourir encore vers lui -mĂŞme après toutes ces annĂ©es – mais aussi, grâce Ă un mouvement de solidaritĂ© plus large que la vie m’a enseignĂ©, avec le souhait d’Ă©nergiser tous ceux qui savent aimer.
Seulement ce jour-lĂ , je ne sais rien de tout ça. Et dans ce car, le temps, inexorable, reprend ses droits et sa course lente. Le ciel, au diapason de ma tristesse, se voile d’un gris pâle affligeant. Le bleu s’en est allĂ©. Je regarde, distraitement, la route qui dĂ©file.
Mais plus fort que le vide redoutable de l’absence qui voudrait aspirer mes pensĂ©es, c’est la douce cruautĂ© de son visage qui revient sans cesse Ă mon esprit s’imposer. Alors pour ne plus saigner, je visualise malgrĂ© moi ce lien entre nous. Ce fil invisible qui, au fil des kilomètres, va s’allonger pour continuer Ă nous relier en secret.
Je veux croire en cette tendre perpétuité.