Voguer chez Dalí
Premier extrait
Un peu plus tard, ils se retrouveront dans la rocambolesque salle MaeWest. Plongés dans une semi-obscurité savamment calculée, que viennent rehausser spots et projecteurs, ils voguent au cœur d’un étrange tournage. Le décor imaginé par Dalí les fait osciller entre une atmosphère de rêve théâtral ou l’impression de rentrer dans un studio de cinéma des plus loufoques. Connue dans le monde entier pour l’ingéniosité de sa mise en scène et son côté « kitschissime », l’endroit se veut le clou du spectacle. Il faut dire que Dalí y réussit un coup de maître ! Le mode opératoire choisi ici par l’artiste est effectivement très fort : placer le visiteur au cœur du dispositif de scénographie et intégrer sa participation à l’œuvre même qu’il s’apprête à découvrir.
– Où sommes-nous ? demandent les enfants piqués de curiosité. Ce canapé rouge est très bizarre, on dirait… des lèvres !? C’est normal maîtresse ?
– Parfaitement, on appelle cela un canapé-bisou ! Vous n’en avez jamais vu avant ? C’est très confortable ! plaisante Elya sous leurs regards éberlués.
– Ah, ben non…, répondent-ils quasiment tous en chœur en scrutant sous toutes ses coutures l’objet responsable de leur fascination.
Quant à Elya, elle sourit tendrement, en inconditionnelle fan de leur naïveté qu’elle est. Tandis qu’ils poursuivent l’observation de l’insolite bric-à-brac qui les entoure, un nez spectaculaire, près du canapé, les attire et les intrigue.
– Regardez maîtresse, il y a des bûches en flammes dans ses narines !
– C’est exact, on appelle cela un conduit nasal de cheminée, dit-elle sur le même registre que tout-à-l’heure pour les impressionner.
Ils la regardent, mi-figue, mi-raisin. Elya a toujours pris à cœur ce rôle, celui de les aider à développer un vocabulaire ajusté sans oublier… l’esprit critique qui va avec bien sûr ; et elle adore !
Des lèvres pulpeuses, un nez irradiant. La mise en relief de ces deux éléments clefs de bas visage n’est pas sans me rappeler mon premier parfum de jeune fille… Celui-là même imaginé par Dalí : « Laguna », il s’appelait ainsi en raison de sa teinte turquoise et de sa fragrance aquatique. Un parfum d’eau à l’onirisme persistant. Si la rosée avait une odeur, ce serait celle-ci. Je me souviens très bien du bleu-vert mat de son flacon en verre dépoli. Un flacon-sculpture en forme de bouche, inspiré du nez et des lèvres mêmes de son fameux tableau « l’Aphrodite de Cnide » ; pour moi, la célébration parfaite des fondamentaux de l’olfaction avec ses beaux symboles évocateurs de tendresse, de passion, de goût et de rêve. J’aimais ce parfum, ses effluves de mer et l’invitation au voyage qu’il éveillait en moi. En retrouver ici ses deux composants essentiels –version salon ! – est une bonne surprise. Cette bouche rouge qui, sur mon parfum était bleue, c’est comme un double marqueur, celui d’un amour équilibré, aussi doux que fort, ne demandant qu’à s’exprimer. J’aime quand l’art se fraye un chemin dans mon monde intérieur ; d’ailleurs n’est-ce pas la plus belle réussite d’une œuvre, son but ultime : le miracle d’une subjectivité qui par l’émotion engendrée, accède à l’universalité. Je raffole aussi de l’osmose « lieu-sentiments ». Dans ces moments rares d’association, j’ai l’impression de voir partout des signes flagrants d’un possible «nous». A l’instar d’une vaporisation, leur découverte volatile libère dans l’air de minuscules particules porteuses d’une ivresse subtile, d’une flamme dévorante. Toutes ces coïncidences -qui n’en sont pas- me grisent. Aussi que d’efforts encore à déployer pour rester posée ! Entendez le mot au sens figuré bien sûr ! Car je résiste pour ne pas m’envoler. Je ne tiens plus qu’à un fil. Cœur vagabond. Tel un ballon. Ce sont les enfants qui me retiennent, de leurs petites mains qui connaissent si bien toutes les ficelles pour garder ce qu’ils souhaitent à leurs côtés.
Deuxième extrait
Ma mémoire me ramène souvent dans ce souvenir presque ultime. Comme un rêve. Un flash. Je me revois devant le musée. Je suis là et en même temps absente. Absente à moi-même. Comme déjà absorbée par le néant de la séparation imminente, essayant peut-être inconsciemment de retenir la partie de moi qui va bientôt m’être ôtée. Noyée dans la perte anticipée. Déjà perdue dans une solitude que j’entrevois trop grande. Nostalgique, rêveuse, ma main gauche vient s’attarder dans mes cheveux. Distraitement, je tire sur une boucle. Plus pour remettre de l’ordre dans mes pensées que dans mes cheveux. Ce faisant, je relève la tête de façon inopinée et surprend, l’espace d’un instant, son regard bleu, intense, rivé sur moi. Troublé, troublant. Après s’être longtemps cherché, évité, détourné…, cette fulgurance enfin dans nos regards qui en dit long sur l’émotion qui nous étreint. Se grave sur l’instant ce souvenir magique. Fugitif, subjuguant, éternel. La rencontre de nos yeux qui fusionnent dans un même éclat. Déclaration imprévue mais vécue, saisie au vol.
Encore une fois, cette révélation ne me sera accessible que bien plus tard. Car j’ai un don pour douter de tout. C’est pour cela, je crois, que j’écris avec un temps de réflexion et le décalage de mes rêves aussi. Et c’est toujours dans l’écriture que je trouve le sens qui me manquait. Le sens mais aussi une essence. Voire une naissance.Une essence d’amour persistante. Offerte à qui refait le voyage par la mémoire. Dalí l’a peint dans sa folie, j’aspire à le dépeindre par une écriture non moins folle. Et puis viendra plus tard cette naissance, tant attendue, celle d’un livre qui me délivre. Le mien. Celui que j’écris et qui me tient en vie.
« L’écriture c’est le cœur qui éclate en silence. »